Texte paru dans le dossier Lobbyisme: le pouvoir obscur de la Revue À Bâbord! no 99, avril 2023.

Mon OSBL n’est pas un lobby – Une lutte vitale pour la démocratie au Québec

Mercédez Roberge*

Les organismes sans but lucratif (OSBL) du Québec se sont retrouvés il y a quelques années devant une perspective troublante : on voulait associer leur travail de représentation auprès des responsables politiques à du lobbyisme. Malgré leur lutte exemplaire pour éviter cette assimilation trompeuse et la victoire qu’ils ont remportée, des menaces planent toujours.

Depuis 2014, environ 150 organismes sans but lucratif (OSBL) très variés se réunissent, au gré de la conjoncture, pour contrer le danger d’être associés à deMon OSBL n’est pas un lobby - Une lutte vitale pour la démocratie au Québecs lobbys. Leurs actions ont fédéré des centaines d’OSBL et elles continuent de mobiliser autant des groupes d’action communautaire autonomes que d’autres organisations généralement discrètes sur les enjeux sociaux1.

Les membres d’un groupe d’abord nommé « Groupe des organisations opposées à l’assujettissement de tous les OSBL à la Loi sur le lobbyisme » se sont progressivement désignés par le slogan adopté dès la deuxième campagne : coalition « Mon OSBL n’est pas un lobby ». Se réunir sur la base du statut d’OSBL n’est pas la norme au sein des mouvements sociaux. Mais il le fallait, puisque ce statut était la base même de l’attaque dont ils étaient victimes. Elle était aussi celle de leur défense.

HISTOIRE D’UN ACHARNEMENT

La Loi sur la transparence et l’éthique en matière de lobbyisme a été adoptée en juin 2002, au moment où des médias ont révélé divers manquements à l’éthique dans l’attribution de fonds publics québécois à des compagnies. Elle correspondait aussi à l’éclatement du scandale des commandites à Ottawa, qui relevait du même problème.

Le gouvernement de Bernard Landry a voulu susciter la confiance du public envers les institutions en amenant le secteur

  • but lucratif à plus de transparence dans ses communications avec l’État. Selon le ministre de la Justice de l’époque, le législateur « ne voulait pas viser les associations ou groupements qui s’occupent de promouvoir les causes d’intérêt commun susceptibles de profiter à la collectivité (en matière environnementale, par exemple) par opposition à ceux qui défendent l’intérêt économique de quelques personnes ou groupes de personnes 2».

Le projet de loi proposait donc initialement de n’assujettir que les OSBL « dont les membres sont majoritairement des entreprises

  • but lucratif ou des représentants de telles entreprises ». Or, cet article a été retiré dans l’objectif de l’intégrer dans un règlement précisant les exceptions, ce qui sera fait en février 2003. C’est
  • ce moment que commence l’acharnement du Commissaire au lobbyisme. Dès le départ, il tente, sans succès, de modifier le règlement pour «y inclure l’ensemble des organismes à but non lucratif, quelles que soient les fins pour lesquelles ils ont été constitués», ce qui aurait transformé en lobbyiste toute personne qui communique avec des élu·es ou des fonctionnaires au nom de telles

Depuis, le Commissaire a utilisé trois rapports d’étape (en 2008, 2012 et 2019) pour tenter d’assujettir tous les OSBL à la Loi sur le lobbyisme, en insérant parfois des appels au grand public parmi les activités à déclarer au Registre des lobbyistes3, malgré que ces derniers fassent partie des exceptions liées au contexte public des communications, comme lors de la présentation d’un mémoire dans une commission.

En vingt ans, le gouvernement n’a acquiescé qu’une seule fois aux demandes du Commissaire, en déposant le projet de loi no 56, Loi sur la transparence en matière de lobbyisme (2015), lequel visait surtout à assimiler les OSBL à des lobbyistes. L’opposition, orchestrée par Mon OSBL n’est pas un lobby, a alors fait reculer le gouvernement, d’abord par l’interruption du processus d’adoption de la loi, le ministre responsable demandant au Commissaire de consulter les OSBL sur les conséquences de leur assujettissement à la Loi, puis par l’abandon du projet durant deux ans, celui-ci étant mort au feuilleton par le déclenchement des élections de 2018.

Dans une cinquième tentative pour soumettre les OSBL, en 2022, le Commissaire a mandaté ni plus ni moins que l’Organisation de coopération et de développement économique (OCDE) pour rédiger un rapport qui lui donne raison. Les recommandations de cette dernière reprennent donc, sans surprises, celles du Commissaire. La ministre Sonia Lebel, alors responsable du dossier, ne réactive cependant pas le dossier et Mon OSBL n’est pas un lobby obtient, durant la campagne électorale, l’engagement du gouvernement de ne pas assujettir tous les OSBL durant le prochain mandat.

Cela n’empêche pas le Commissaire Jean-François Routhier de poursuivre sa campagne. Dans son plan stratégique 2022- 2026, il annonce vouloir « rendre concrets les travaux, analyses et recommandations formulées au cours des années, et plus récemment par le rapport de l’OCDE, afin de moderniser le régime d’encadrement du lobbyisme» selon «une vision positive du lobbyisme ».

Ces derniers mots illustrent bien les motivations du Commissaire visant l’assujettissement des OSBL. La Loi affirme que le lobbyisme « constitue un moyen légitime d’accès aux institutions parlementaires, gouvernementales et municipales ». En défendant un tel principe, le Commissaire fait clairement la promotion du lobbyisme, ce qui mène directement à accroitre le nombre de lobbyistes inscrit·es au registre. Le Commissaire prend ainsi la défense des lobbyistes, si bien qu’il a souvent l’air d’être davantage leur représentant que leur surveillant.

Or, appliquer la Loi telle qu’elle existe devrait aussi se faire en acceptant qu’elle exclue les OSBL en raison de la finalité non lucrative de leurs interventions et de leur composition. La contestation du Commissaire est si forte à cet égard que les informations qu’il diffuse précisent rarement l’exclusion couvrant les OSBL. Son insistance fait planer la menace constante que soit changé le règle-ment concernant cette exclusion. Ce danger est d’autant plus grand qu’un règlement est beaucoup plus facile à modifier qu’une loi.

DEUX MAUX, UN MAUVAIS REMÈDE

Les OSBL de façade sont souvent utilisés pour justifier l’assujettissement de tous les OSBL. Celles-ci sont en fait créées par des entreprises pour mener des actions ayant des retombées lucratives. Or, c’est en agissant à la base du problème, par une réforme de la Loi sur les compagnies, qu’il faut empêcher la constitution de ces similis OSBL. Mettre de l’ordre dans les formes juridiques possibles permettrait d’ailleurs de définir un statut particulier pour les groupes du mouvement de l’action communautaire autonome, ce qu’ils réclament depuis plus de quinze ans.

Des campagnes prenant faussement l’apparence d’actions citoyennes servent également de justification aux tentatives d’inclusion dans la Loi des appels « au grand public ou à la base militante ». Or, ces campagnes, nommées « similitantisme » (astroturfing), menées par des entreprises visant l’obtention de profits, doivent être dénoncées et contrôlées à la source, ce que ne peut évidemment pas faire la Loi sur le lobbyisme.

UNE ENTRAVE AU DROIT D’ASSOCIATION

La question n’est pas de savoir si les OSBL tentent d’influencer les élu·es et fonctionnaires, mais de reconnaître que leurs actions de représentation sont aux antipodes de celles du secteur privé. Non seulement les interventions des OSBL ne visent pas l’obtention de gain pécuniaire ni de privilège particulier, mais elles concrétisent le droit d’association.

Exercer son droit d’association permet de se sentir partie prenante de la société et de se donner les moyens pour contribuer à la vie démocratique. Ainsi, le message qu’un OSBL transmet aux titulaires de charges publiques est décidé collectivement, pour des retombées qui toucheront la collectivité, en plus d’être livré par un grand nombre de personnes. À l’opposé, ce sera souvent le ou la propriétaire de l’entreprise, ou des professionnel·les du lobbyisme, qui communiqueront avec les représentant·es du gouvernement, en fonction de leur propre intérêt uniquement.

La Loi prévoit déjà que les interventions individuelles ne sont pas régies par elle. Assimiler les OSBL à des lobbyistes rendrait l’intervention d’un groupe constitué plus difficile que si le même message était porté individuellement. Il y aurait plus d’embûches pour s’attaquer à des inégalités ou des discriminations que pour solliciter un contrat ou un avantage pour une entreprise.

Des milliers d’OSBL verraient leur droit d’association limité, et les personnes qui y militent, y travaillent ou y œuvrent bénévolement perdraient la possibilité de se rassembler autour d’une voix commune. Or, l’État doit non seulement nous laisser libres de nous réunir, mais il doit aussi faciliter l’exercice du droit d’association, et non le restreindre par la Loi sur le lobbyisme.

Les conséquences sur les mouvements sociaux, sur la participation citoyenne et, conséquemment, sur la démocratie seront dévastatrices, les OSBL subissant des pertes de manière disproportionnée, tandis que les lobbyistes du privé auront davantage d’influence, jusqu’à monopoliser l’attention des élu·es et des fonctionnaires.

INCLURE LES OSBL À LA LOI: POUR QUOI, POUR QUI?

Il est néfaste pour la démocratie de travestir aux yeux de la population et des pouvoirs publics la nature des OSBL et de toute campagne de mobilisation en les assimilant à la recherche de privilèges ou de profits particuliers. Ni le public ni l’État ne bénéficieront de la diminution des représentations collectives au profit de l’accroissement du lobbyisme mercantile.

Le registre québécois compte près de 16 000 lobbyistes en acti-vité4, alors que son équivalent canadien, qui devrait être proportionnellement plus volumineux, en dénombre actuellement 6 885. Si les 61 000 OSBL québécois inscrivaient toutes les personnes qui font des représentations au nom de leurs membres, des dizaines de milliers de personnes viendraient grossir le registre, souvent en inscrivant les mêmes démarches plusieurs fois par an.

Les demandes du Commissaire étant calquées sur celles des lobbyistes, ces deux parties – le Commissaire et les lobbyistes – retireraient les mêmes bénéfices de l’assujettissement des OSBL. Ils contreraient l’image négative des lobbyistes en les cachant derrière de nombreuses personnes qui défendent des valeurs de solidarité et d’entraide. Ils accroitraient leur légitimité en étant associés à l’avancement de causes sociales plutôt qu’à l’obtention de profits individuels. Et ils normaliseraient le lobbyisme en augmentant le nombre d’inscriptions.

Les lobbyistes tireraient un avantage de plus en ayant un accès encore meilleur aux titulaires de charges publiques. Les conseils d’administration des OSBL se videraient de leurs ressources, leurs membres refusant de porter une parole collective s’il faut s’identifier comme lobbyistes. Plusieurs groupes ne demanderont plus à rencontrer des élu·es ou des fonctionnaires, découragé·es par les nouvelles procédures ou étant en désaccord avec elles.

Si le Commissaire concrétise les propositions de son plan stratégique de 2022-2026, ce sera la sixième tentative d’assimilation des OSBL à des lobbyistes. Le gouvernement doit enlever l’épée de Damoclès qui menace les OSBL et protéger leur exclusion de la Loi une fois pour toutes.

Les groupes de la Coalition Mon OSBL n’est pas un lobby mettent de côté leurs différences pour s’allier dans la défense de leur essence même : être des lieux d’expression et de participation où le droit d’association peut s’exercer pour permettre la collectivisation des ressources et des luttes.

Solidaires dans leur vision non mercantile de la société, ils soutiennent collectivement la population par des approches et des moyens variés. Cette complémentarité fait en sorte que chaque groupe bénéficie de l’existence des autres qui l’entourent. Peut-il y avoir plus grande différence d’avec les lobbyistes à la recherche de profits toujours plus élevés ?

 

* Coordonnatrice de la Table des regroupements d’organismes communautaires et bénévoles, organisme qui a initié la coalition Mon OSBL n’est pas un lobby et qui en assure le leadership.

  1. Gouvernement du Québec, Rapport sur la mise en œuvre de la Loi sur la transparence et l’éthique en matière de lobbyisme et du Code de déontologie des lobbyistes (2007), ministre de la Justice, juin 2007, page 15.
  2. Porte le nom de Carrefour Lobby Québec depuis 2022. Sous la responsabilité du Commissaire, il compile maintenant les thèmes et les cibles des activités de lobbyisme, par le croisement de fiches individuelles et de dossiers professionnels.
  3. Statistiques de Lobbyisme Québec, sur https://lobbyisme.quebec/ registre-des-lobbyistes/statistiques-du-registre/ : 70 % sont des lobbyistes d’entreprise, 25 % des lobbyistes d’organisation et 5 % des lobbyistes-conseils.

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